Yannick Carriou (Médiamétrie) : “Sans mesure d’audience, les plateformes auront du mal à convaincre les annonceurs”
Interview du lundi. En 2024, la mesure d’audience de la télévision va connaitre une évolution majeure, avec la prise en compte de tous les écrans dans les données publiées quotidiennement. Une feuille de route qui préfigure d’autres évolutions à venir dans les deux prochaines années avec une nouvelle mesure publicitaire, mais également la publication de données sur la consommation des plateformes de streaming. La mesure d’audience de la radio et des podcasts fait également l’objet de nombreuses discussions avec le marché. Yannick Carriou, PDG de Médiamétrie, dévoile les objectifs des mois à venir dans un entretien exclusif à The Media Leader.
The Media Leader : L’été a été marqué par l’annonce du lancement de Disney+ sur le marché publicitaire dès novembre en France, de son côté Netflix accélère avec le lancement de sa régie en France. Amazon l’envisage. En juin, Jean-Luc Chetrit estimait, dans une interview à The Media Leader, que les acteurs entrants sur le marché publicitaire devaient être mesurés, notamment ceux qui obtiennent la diffusion de droits sportifs comme Amazon. Où en êtes-vous ?
Yannick Carriou : Nous sommes dans notre plan de marche qui est de publier des données de la mesure éditoriale des usages et de la consommation des plateformes de streaming au 3ᵉ trimestre 2024, qu’elles le veuillent ou non. Nous déployons les technologies qui nous permettront de quantifier la consommation des principaux acteurs de la SVOD par rapport aux autres types de consommations.
The Media Leader : Cette publication sera-t-elle quotidienne comme l’audience de la télévision linéaire ?
Y.C. : Tout cela coûte très cher. Plus vous publiez régulièrement, plus cela coûte cher. Donc, nous essayons de trouver un point d’équilibre entre la précision, la fréquence de livraison des données et ce qu’il est possible de faire financièrement. Nous essaierons d’obtenir la donnée la plus précise et la plus fine possible. Mais nous n’avons pas encore décidé : les discussions sont en cours avec le marché et les plateformes.
The Media Leader : Les plateformes vont-elles accepter de financer cette mesure ?
Y.C. : J’y compte bien ! Personne n’a accès à nos données sans les payer et elles seront, évidemment, commercialisées. Les discussions vont commencer avec les acteurs, donc je ne peux rien présager.
Aux Etats-Unis, Amazon va fournir des données à Nielsen pour mesurer l’audience de la NFL
The Media Leader : Cette mesure sera-t-elle indépendante des acteurs ?
Y.C. : Absolument. Nous voyons que sur d’autres marchés, lorsque la mesure est lancée, les plateformes ont plutôt tendance à la rejoindre, et parfois à aider à ce qu’elle soit de plus en plus précise.
Aux Etats-Unis, Amazon va fournir des données à Nielsen pour mesurer l’audience de la NFL (Championnat de football américain). Ce monde, qui se regarde un peu en chiens de faïence, est en train de se rapprocher progressivement. C’est également le cas concernant la mesure publicitaire.
L’Union des Marques est en train d’impulser une dynamique qui devrait être encadrée par le législateur européen. Celui-ci insiste sur la transparence des mesures, sous l’égide de l’European Media Freedom Act (MFA). Je crois qu’il y a un intérêt collectif à ce que les mesures soient objectives, neutres et transparentes.
Donc, les discussions avec les plateformes sont engagées et positives. Il reste encore à déterminer les moyens concrets de mise à disposition de ces informations.
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The Media Leader : Entre les différents acteurs, Netflix, Disney, Amazon, Paramount… qui traine le plus les pieds ?
Y.C. : Ça dépend des jours. Ce n’est pas toujours facile et tout se discute.
Face à nous, il y a des entreprises qui sont très centralisées, pour la plupart basées aux Etats-Unis. Elles découvrent le côté vernaculaire de la mesure d’audience, ce que l’on fait en France est différent d’autres pays comme l’Angleterre ou l’Allemagne. C’est pour cette raison que nous discutons également, en parallèle, avec d’autres mesureurs internationaux pour essayer d’homogénéiser nos méthodologies.
Nous discutons également, en parallèle, avec d’autres mesureurs internationaux pour essayer d’homogénéiser nos méthodologies
The Media Leader : Concernant la mesure publicitaire de ces plateformes, quelle est la feuille de route ?
Y.C. : Le plus vite possible. Ce sera forcément après la mesure de la consommation des programmes, donc je dirais fin 2024, voire 2025. Cela dépendra également de l’ambition de ces plateformes sur le marché publicitaire parce qu’elles ont compris que, sans mesure, ce sera beaucoup plus difficile de convaincre les annonceurs sur le long terme, au-delà des effets de curiosité.
The Media Leader : Les mesures d’audience ont vocation à se mondialiser pour s’adapter à ces acteurs internationaux. En quoi consiste l’accord que vous avez passé avec Nielsen ?
Y.C. : C’est un accord de technologie. Le marché américain est très digitalisé.
Nielsen a acquis une vraie expertise technologique, probablement quelques années avant le reste du monde. Nous voulons aller vite, profiter des innovations et harmoniser certaines conventions. C’est la nature de nos accords avec Nielsen.
Je rajouterai que, par sa position sur le marché américain, Nielsen dispose de relations privilégiées avec les plateformes, ce qui facilite et crédibilise certaines négociations en cours.
The Media Leader : Face à ces défis technologiques, le capital de Médiamétrie, composé d’acteurs historiques et nationaux, a-t-il vocation à évoluer ? Pourrait-on imaginer l’entrée de Nielsen ?
Y.C. : Je ne crois pas que ce soit dans les intentions de David Kenny (DG de Nielsen, NDLR). Je rappelle que la gouvernance de Médiamétrie, qui est une société anonyme, est à deux niveaux. Nous avons les actionnaires historiques, mais pas seulement, puisque nous avons fait rentrer Orange il y a quelques mois au capital, l’Union des Marques ayant souhaité vendre une partie de ses parts.
Pour nous, la gouvernance la plus importante, qui décide de l’évolution des mesures, c’est celle des comités. Le président de Médiamétrie ne prend aucune décision seul. Médiamétrie est au cœur du dialogue et fabrique le consensus qui fait avancer le marché. Les acteurs digitaux qui rejoindront nos mesures intégreront les comités.
En France, le streaming qu’on appelle la SVOD s’inscrit durablement dans les usages, autour de 50% de pénétration et commence à plafonner
The Media Leader : La télévision est devenue minoritaire dans la consommation vidéo aux États-Unis en juillet, selon Nielsen. Cette tendance est-elle en train de se dessiner en France ?
Y.C. : Merci pour cette question, parce que cette étude de Nielsen a été mal comprise. Elle a fait du bruit, comme chaque année, puisque juillet est un mauvais mois pour la télévision aux Etats-Unis.
Depuis la France, nous comprenons assez mal le marché américain et cela mène parfois à des contre-sens. Aux Etats-Unis, au mois de juillet, la télévision qui comprend le broadcast et le câble, a pesé 49,6% ; le streaming 38,7%. La télévision n’est donc pas minoritaire ! Globalement, je ne suis pas sûr que la messe soit totalement dite.
En France, le streaming qu’on appelle la SVOD s’inscrit durablement dans les usages, autour de 50% de pénétration et commence à plafonner. Au Royaume-Uni, nous sommes autour de 66%.
En France, il y a une vraie tradition de la télé gratuite ou assez peu chère grâce aux offres triple play des opérateurs télécom, ce qui n’est pas le cas des États-Unis où les abonnements sont autour de 100$ contre 40€ en France.
Je rajouterai une dernière étude de Nielsen publiée aux Etats-Unis qui montre que 60% de ce que les gens regardent en streaming sont des contenus diffusés initialement par la télévision en linéaire. En fait, le marché n’est pas complètement stabilisé entre les acteurs historiques et les plateformes de streaming qui sont en train de revoir leurs offres dans une démarche de rentabilité.
The Media Leader : Les acteurs historiques comme TF1, France TV ou M6 mettent le paquet sur leurs plateformes de streaming. Est-ce de nature à leur permettre de maintenir leurs places face aux acteurs du streaming ?
Y.C. : Probablement. Nous sommes au début de ce mouvement de plateformisation des acteurs nationaux, il est donc encore difficile d’en apprécier l’ampleur.
Si on regarde aux Royaume-Uni, la télévision maintient sa part dans la consommation vidéo à 60%, toutes plateformes et tout device confondues. Elle le fait grâce à ses plateformes.
En France, quand on prend tous les devices (téléphone, smartphone, tablette et téléviseur), la télévision pèse plus de 70% du temps passé à consommer des contenus vidéo. Ce qui est beaucoup plus élevé qu’en Angleterre ou aux États-Unis.
The Media Leader : Vous lancez la nouvelle mesure d’audience de la télévision en janvier prochain, dans laquelle vous allez désormais mesurer tous les écrans du foyer, et pas seulement le poste de la télévision, puis dans un second temps intégrer les programmes diffusés en preview. Cela va-t-il changer quelque chose dans les chiffres quotidiens que vous publiez ?
Y.C. : En effet, en janvier prochain, nous allons ajouter les derniers morceaux du puzzle, c’est à dire les consommations de la télévision sur les smartphones, les ordinateurs et les tablettes à domicile, et donc mesurer l’audience de la TV sur la France entière (et non plus sur les seuls équipés TV).
Un peu plus tard dans l’année, nous complèterons le Médiamat des audiences des programmes regardés en preview. Cela va ajouter quelques pourcents de téléspectateurs, mais sans que le marché soit chamboulé. Plus les acteurs investiront sur ces devices et ses services, comme le preview qui est déjà extrêmement important pour certains programmes, plus cela sera bénéfique pour leurs audiences globales.
Plus la plateformisation sera avancée, plus les chaînes vont apprendre à cumuler de manière stratégique les audiences avec du preview ou du replay.
Ce ne sera pas un big bang des audiences TV, car nous sommes encore sur des pratiques assez faibles. Si vous ajoutez quelques minutes d’audience sur 3h et demi, cela ne sera pas de nature à bouleverser la totalité du palmarès. Cela dépend de la taille du zoom que vous prendrez pour les lire. Avec la loupe, il y aura des choses intéressantes à analyser sur certaines cibles ou certaines circonstances de consommation.
The Media Leader : Les chaînes FAST sont-elles en train de s’imposer sur le marché de la télévision ?
Y.C. : Ce n’est pas encore un sujet mature. Les Français sont au courant, mais c’est encore assez faible.
Il faudra qu’elles se structurent pour, je pense, atteindre des niveaux un peu plus élevés. Nous ne sommes pas encore dans une phase de mesures directes des FAST.
Aux Etats-Unis, le leader Pluto TV a atteint la barre des 1% de la consommation totale mais cela contribue à la fragmentation des consommations.
The Media Leader : L’Angleterre et les États-Unis lancent la vraie mesure cross média, c’est à dire en incluant tous les médias, la télévision, le streaming, la radio ou les podcasts. Est-ce l’objectif en France ?
Y.C. : C’est une demande des annonceurs, qui financent, in fine, l’écosystème des médias. Ce n’est pas facile à faire et cela coûte assez cher.
En Angleterre et aux Etats-Unis, il y a des études de faisabilité en cours dont nous aurons les conclusions à la fin de l’année 2024. Ensuite, nous passerons à des expérimentations dans plusieurs pays. Nous suivons cela attentivement et nous testons certaines méthodes avec les acteurs anglais. Il y a encore de nombreuses étapes, mais le marché français en a besoin.
Comme les autres médias traditionnels, la radio suit la voie de la digitalisation
The Media Leader : Vous avez défendu la mesure de la radio qui est souvent attaquée. Vous l’avez faite évoluer l’an passé en lançant EAR. Quelle est votre bilan après une saison complète ?
Y.C. : Nous avons montré que cela fonctionnait bien. Cela commence à répondre à des questions extrêmement stratégiques pour les acteurs de la radio qui s’intéressent à leurs chiffres d’audience, mais aussi à la façon dont l’audience se décompose entre les différentes formes de consommation, le direct, les podcasts natifs ou replay.
Comme les autres médias traditionnels, la radio suit la voie de la digitalisation. Ces données permettent aux acteurs de déterminer les meilleurs leviers stratégiques.
Mais n’oublions pas que le média est encore très puissant et touche 70% des Français tous les jours, même s’il y a une légère baisse sur la durée.
The Media Leader : Le panel radio a été remplacé par EAR Insights dans laquelle vous avez intégré de la mesure automatique. En janvier, les premiers chiffres ont été mal compris et ont pu créer la confusion. Pourquoi ?
Y.C. : La confusion s’est déjà produite lors des précédents Panels radio.
C’est assez simple à comprendre : d’un côté, pour une enseigne par exemple, vous avez une étude qui compte l’argent dépensé dans le magasin et une autre qui compte le nombre de clients. Quand vous êtes premier sur l’un, vous pouvez ne pas être premier sur l’autre. Carrefour a plus de clients qu’Hermès par exemple. En termes de panier moyen, c’est probablement l’inverse.
C’est exactement la même chose ! C’est juste l’utilisation marketing de ces résultats qui a pu créer une certaine confusion temporaire, mais les données étaient correctes.
La prochaine étape sera de prendre en compte l’écoute de la radio dans sa forme digitale, comme les podcasts
The Media Leader : Quelles sont les prochaines évolutions de la mesure de la radio ?
Y.C. : La prochaine étape sera de prendre en compte l’écoute de la radio dans sa forme digitale, comme les podcasts. C’est assez compliqué.
Il faut que l’on utilise une méthode qu’on appelle l’hybridation qui intègre les logs informatiques de diffusion. Sur ce point, nous sommes en discussion avec le marché qu’il faut convaincre d’avancer dans cette direction. Nous suivons de très près une initiative de ce type en Australie dont les premières données doivent sortir à la fin de l’été.
Ce que je peux vous dire, c’est qu’il y aura toujours de la mesure déclarative, car c’est très difficile de faire autrement dans un grand marché radio avec des centaines de radios à mesurer. Il y aura de la mesure automatique à laquelle nous ajouterons des logs de diffusion.
Nous avons l’ambition de diviser par deux nos émissions carbone entre 2020 et 2030
The Media Leader : Vous publiez votre classement mensuel eStat podcast, l’ACPM publie également le sien. Cela peut créer de la confusion même si les méthodes sont différentes. Avez-vous un projet de fusionner vos publications ?
Y.C. : En effet, cela n’a pas énormément de sens d’avoir deux publications. Les données ne sont pas incohérentes puisqu’en fait nous traitons un panel de podcasts qui n’est pas le même.
Nous travaillons de manière très constructive avec l’ACPM et il est possible que nous fassions des annonces plus concrètes dans les mois qui viennent pour unifier nos approches.
The Media Leader : Quels sont les engagements de Médiamétrie en matière de RSE ?
Y.C. : Nous avons surpris le marché en étant très exigeant avec nous-mêmes. Nous réalisons une mesure de nos émissions carbone chaque année, et non tous les quatre ans comme l’impose la loi.
Nous avons l’ambition de diviser par deux nos émissions carbone entre 2020 et 2030. C’est difficile dans un monde où l’utilisation du numérique est de plus en plus intense.
Avec nos prestataires, nous venons de lancer une démarche d’écoconception de nos mesures. Cela renvoie à une autre question qui est posée sur la fréquence de livraison et la granularité des résultats.
Si tout le monde veut tout, tout le temps, toutes les secondes, au niveau le plus fin, cela crée une empreinte carbone qui est non négligeable. Donc il faut aussi qu’on soit raisonnable et sobre.
Nous devons faire les mesures que le marché utilise vraiment et pas celles que le marché voudrait avoir exhaustivement, au cas où. Nous avons donc engagé un travail de pédagogie avec toutes les parties prenantes.
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