Le devenir des réseaux sociaux par Pierre Bellanger président de Skyrock
Les premiers services de réseaux sociaux sur Internet ont eu pour promesse initiale d’aider à la mise en relation entre elles de personnes appartenant à des populations définies par un besoin ou une situation. Sous la forme originelle de groupes de soutien, les malades souffrant d’une même pathologie se retrouvent sur des forums précurseurs de ces services.
Aux États-Unis, dès 1995, un des premiers réseaux, «Classmates», permet de se lier, à nouveau, avec ses camarades de scolarité. «BlackPlanet», ensuite, fondé en 1999, s’adresse à la communauté afro-américaine. «Friendster», lancé en 2002, a pour vocation de favoriser la mise en relation avec les amis de ses amis. «MySpace», en ligne en 2003, séduit la nouvelle génération américaine par la liberté de ses profils sous pseudonyme et son orientation musicale. «Facebook», enfin, fondé en 2004, est, à son origine, réservé à quelques universités, puis au seul monde scolaire et réticule, de ce fait, les étudiants sous leur véritable identité. Une adresse email en .edu était nécessaire au début pour y adhérer.
En Asie, le coréen «CyWorld» débute en 1999 et fédère la jeune génération qui s’y retrouve sous le couvert d’avatars. Au Japon, «Mixi», fondé en 2000, recrute sur invitation, favorisant la constitution d’un réseau homogène. Le chinois «Renren», créé en 2005, se focalise sur la communauté estudiantine – avec quand même plus 160 millions de membres – qui échangent sous pseudo.
En Europe, «Skyrock» lance son réseau social de blogs en 2002 et rassemble, comme la radio, la libre expression de la nouvelle génération et en est le leader français et européen. «Skyrock» est sous pseudo comme «Hyves» aux Pays-Bas, fondé en 2004, tandis que «Tuenti» en Espagne, lancé en 2006, est sur invitation.
Avant même Internet et le Web, les premières communautés virtuelles se réunissent par la mise en réseau d’ordinateurs : dès 1979, sur «the Source» et ensuite sur «the WELL» à partir de 1985, avant de s’étendre sur «Prodigy», «Compuserve», et «America Online». La rareté de l’usage, la faible notoriété, le coût et la difficulté d’y accéder rendaient ces premiers réseaux endogamiques, ultra-minoritaires et spécialisés. Ils répondaient avant l’heure à la première promesse du réseau social sur Internet : l’entre soi.
«Facebook» va faire le choix radical de quitter cet entre-soi par des élargissements successifs imposés à ses membres jusqu’à devenir ce qu’il est aujourd’hui : le premier réseau social universel sous identité réelle avec plus d’un demi-milliard de membres.
Le résultat est fantastique : c’est un hybride mutant entre la micro-socialisation et la globalisation planétaire.
Comme «Facebook» est conçu initialement pour un monde universitaire où, en un même lieu – le campus -, et entre égaux identifiés, – les étudiants - le travail, les relations et les loisirs sont unifiés et sans passé, il oblige tous ses utilisateurs à l’unité d’identité dans un réseau relationnel monocontextuel et unidimensionnel : la famille, les relations de travail, les amis issus de divers moments de la vie ou activités se retrouvent ensemble sur une même page sans distinction.
L’expérimentation et les évolutions d’identité de l’adolescent n’y ont pas leur place. La complexité des relations et l’hétérogénéité des contextes de socialisation d’un adulte – lui-même à facettes – n’y sont pas prises en compte.
D’où la dénaturation sur le service du sens du mot «ami» qui comprime en un seul mot sans nuance des réalités relationnelles pourtant subtiles et indissociables de leurs circonstances comme de leurs histoires.
Comment alors une transposition réductrice de la vie aussi intenable a-t-elle pu séduire le plus grand nombre ?
Tout d’abord, le premier usage de «Facebook» est incroyable. En quelques instants, toutes vos connaissances d’une vie apparaissent et il vous est proposé de vous y relier. Dès lors que vous êtes accepté comme ami par l’un puis l’autre, vous entrez dans la vie de ces relations comme jamais vous ne l’auriez imaginé. C’est une révélation.
Le service est de surcroît extraordinaire et innovant : l’actualité de votre cercle d’amis est désormais en mise à jour perpétuelle et chacun s’en perçoit comme le centre, se prend au jeu et au plaisir valorisant de se publier et de se mettre en scène pour en être bien vite gratifié par les réactions d’autrui.
Le trafic sur le site et le temps passé par les utilisateurs confèrent par ailleurs au service une réactivité quantitative à chaque instant avec laquelle peu de sites, voire aucun, ne rivalisent.
C’est à l’usage que les difficultés apparaissent. Le cercle d’amis, à force d’extension, devient une foule où tout se mêle en désordre et dont on ne peut se défaire. La simplification binaire du lien – ami ou non – conduit à accepter dans son intimité numérique de vagues accointances que l’on ne peut se mettre à dos en les maintenant indéfiniment en attente. Le gradient infini et changeant de notre délicat tissu relationnel est passé ainsi à la moulinette booléenne pour devenir un carnet d’adresses obèse et lointain.
Par expériences successives, il apparaît que le cercle d’amis initial est, en fait, une place publique ; et chacun de s’en rendre compte toujours trop tard.
Plus l’échange est vrai, plus il est restreint. Qu’est-ce que j’ai à dire à plus de 5 amis à part que tout va bien ? Et à 3 000 ? Ainsi l’expression sur le service dérive vers la banalité rassurante de nos personnages conventionnels.
Conscient de cette situation, le service s’est doté d’une panoplie d’une cinquantaine de paramètres de confidentialité à gérer directement par l’utilisateur qui est amené à faire ses arbitrages parmi plus de 150 options. Lui est donné également la possibilité de paramétrer à l’unité chaque publication dont il est possible de choisir les destinataires. Il faut énormément de temps et beaucoup de patience pour se retrouver dans cet arsenal, délibérément ou non, confus et dissuasif. Ajoutons que les dégâts collatéraux d’une mauvaise manipulation peuvent être dramatiques et que les «amis» écartés par le paramétrage de telle ou telle information finissent par s’en rendre compte avec les conséquences qu’on imagine.
Cette complexité fait que trois quarts des utilisateurs ne changent pas, ou plus, leurs paramètres par défaut, qui eux-mêmes évoluent et sont modifiés automatiquement par le service environ toutes les 6 semaines.
Enfin, «Facebook» se rend propriétaire des informations personnelles qui lui sont transmises et en demeure le dépositaire à son bénéfice sous l’autorité finale du tribunal de Sacramento, capitale de la Californie. C’est la plus grande exportation d’intimités de tous les temps qui est ainsi volontairement faite par des millions d’utilisateurs du monde entier avec une confondante naïveté. Certains de ceux qui en prennent conscience tentent de se désinscrire du service, ce qui n’est pas aisé ; la plupart restent mais changent leur usage.
C’est pourquoi, revenant à la nature même des réseaux sociaux, de nombreux internautes créent sur «Facebook» un second profil, sous pseudo, pour retrouver un ou plusieurs entre-soi mieux protégés. Mais la machine veille et vous propose, plus rapidement que vous n’y auriez songé, les amis de votre identité réelle. Et parfois, désactive directement votre nouveau profil imaginaire. Car le service combat les identités virtuelles, notamment lorsqu’elles sont dénoncées par d’autres utilisateurs.
Le comportement des utilisateurs échaudés évolue. Ils abandonnent l’expression intime et font de «Facebook», leur identité numérique visible par tous et l’utilisent comme un vecteur positif de leur présence sur le réseau, un moyen utile de joindre et d’être joint. Le service, ainsi utilisé, démontre alors son extraordinaire efficacité de relais d’information vers les liens faibles et les inconnus partageant les mêmes intérêts. Et les utilisateurs retrouvent ainsi, sur d’autres réseaux, la maîtrise et la propriété de leur vie privée où ils publient sous pseudo ou en cercle clos et ne font que reproduire la distinction sphère publique/sphère privée, fondatrice de l’individu dans les sociétés démocratiques.
Pour contrer toute désaffection, le service, par d’ingénieux algorithmes, met en avant la présence de ceux avec qui vous échangez le plus fréquemment, de telle manière à ce que l’illusion de l’intimité soit maintenue le plus longtemps possible. La transaction cachée qui échange la facilitation de la relation avec ses amis et sa famille contre une quantité sans précédent d’informations privées est d’abord indolore, mais de plus en plus dangereuse au fil du temps.
Que vous soyez en train de négocier un prêt, de contracter une assurance, d’être en compétition pour un poste, d’être impliqué dans n’importe quelle procédure judiciaire, ne doutez pas que ces informations personnelles, si candidement transmises, seront probablement utilisées et interprétées contre vous par des personnes malintentionnées.
«Facebook» est-il donc en train de se tromper ? Est-il le «Friendster» des années 2012 et suivantes ? Non, probablement pas, car sa démarche indique une vision stratégique fondée non seulement sur la croissance, mais aussi et surtout sur la métamorphose. En biologie, la métamorphose est un changement profond de forme, d’organisation d’un être vivant au cours de son développement. La nature des entreprises Internet, fondée sur la plasticité du code informatique et l’accès sans contrainte au réseau, leur donne aisément cette possibilité de transformation.
Ainsi, «Facebook», dans sa forme actuelle de réseau social hybride fermé/ouvert n’est qu’une étape. Comme le réseau social estudiantin initial n’était qu’une phase du service. Pour comprendre cette métamorphose, pour comprendre les réseaux sociaux, il faut se projeter dans leur devenir.
Quelles sont maintenant les prochaines étapes ?
Les réseaux sociaux qu’ils soient sectoriels, générationnels ou universels convergent vers quatre fonctions.
La première fonction : la socialisation de la recherche
Un moteur de recherche indexe les mots de toutes les pages web qui lui sont accessibles et classe les pages où apparaissent ces mots lorsqu’un utilisateur en fait la requête. Le fabuleux succès de Google a pour origine d’avoir découvert et traduit en langage informatique la relation entre pertinence et popularité. Plus le nombre de liens pointant vers la page où se trouve les mots recherchés est important, plus y a de chances que la page contienne la réponse attendue.
En associant à ce moteur, un système de mise aux enchères de mots clef pour l’insertion de liens publicitaires, Google a mis en parallèle une extraordinaire efficacité de recherche et de rendement publicitaire.
L’efficience de Google repose sur sa capacité d’indexation et sur la pertinence de ses résultats. Si un réseau social comme «Facebook» décide de restreindre l’accès à l’indexation de ses pages tout en générant un volume de pages et de liens considérables, il prive le moteur d’une partie significative de sa base de travail.
Si, par ailleurs, il ressort que les algorithmes de classement des résultats de recherche issus des réseaux sociaux sont plus appropriés que la popularité par les liens entrants, émerge alors une alternative potentielle à l’omnipotence du moteur de recherche dominant.
Le moteur de recherche social individualise les résultats de vos requêtes et, par exemple, classe les réponses en fonction des requêtes et des réponses sélectionnées par vos «amis». Il indexe ses pages et celles de l’Internet alors que le concurrent n’indexe «que» l’Internet commun. Pour peu, que les résultats du moteur social soient plus judicieux, c’est une véritable concurrence en terme de stock et de méthode.
D’ores et déjà, le moteur de recherche de Microsoft, «Bing» s’est allié à «Facebook» pour socialiser ses résultats. Il est probable qu’il soit difficile à l’avenir de se passer de cette dimension sociale pour fournir les meilleures réponses à chacun et non plus à tous comme dans le moteur traditionnel.
La seconde fonction : les transactions.
Un service de réseau social est un État virtuel sous l’autorité et le contrôle de son propriétaire qui en édicte les lois d’usage, traduites en code informatique ; ce qui en garantit l’application. Le service en vient naturellement à assurer des fonctions régaliennes de sécurité et de police allant jusqu’à la peine de mort virtuelle : le bannissement du réseau social.
Dans ce contexte étatique, le service est amené à créer sa propre monnaie développée d’abord généralement sur les jeux, pour s’étendre ensuite à des partenariats avec des annonceurs. La monnaie virtuelle est destinée à devenir convertible en devise réelle, dotant les jeux de gains attrayants. La monnaie peut être employée, enfin, pour les transactions entre les utilisateurs et en complément des transactions réelles.
De fait, le service se constitue en puissance économique par le pouvoir d’achat collectif de ses membres dont il contrôle l’accès sur le service.
Qui dit État dit impôt. Celui-ci prend ici la forme d’un prélèvement sur toutes les transactions intervenant sur le service : entre les commerçants et les membres et entre les membres eux-mêmes. Le service de réseau social fusionne ainsi des fonctions rémunératrices de la carte bancaire, du groupement d’achat et de l’État.
De plus, chaque transaction renseigne le service sur les comportements de l’utilisateur ce qui rend son accès plus attractif pour les publicités et autres offres.
Si un acheteur sur Internet dépense en moyenne 1 500 € par an et si le site prélève 0.5 % sur chaque transaction, cela fait un revenu de 7.5 € par utilisateur. À multiplier par le nombre d’utilisateurs acheteurs … À noter : sur l’ «App Store», la boutique en ligne d’applications pour mobiles et ordinateurs d’Apple, la commission sur la vente de chaque application est de 30%.
L’objectif du réseau social est de réunir le plus grand nombre de personnes sous identité réelle, d’obtenir également leurs données bancaires – en attendant de constituer sa propre banque directement ou sous licence - et d’accueillir le maximum de boutiques et services virtuels au sein du réseau.
La troisième fonction : les télécommunications.
Un membre de réseau social rapporte 3 € par an en revenu issu de la publicité. Pour «Facebook», avec 600 millions de membres cela donne près de 2 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel. Un abonné mobile, quant à lui, rapporte en moyenne 30 € par mois, soit environ 300 € par an : 100 fois plus. Dans les deux cas, les marges sont à deux chiffres.
L’objectif du réseau social est de capter le maximum de cette marge en devenant le sommet de la chaîne de valeur des télécommunications. Où se situe la valeur ? C’est la maîtrise de la relation au client. Le client acquis, le jeu consiste à transformer les prestataires et fournisseurs en aval de ce contrôle en commodités interchangeables à marges pressurisées.
Les deux moyens essentiels de ce contrôle sont le numéro de téléphone et la facturation.
Pour le numéro de téléphone, il peut être remplacé par le nom du profil d’un service de réseau social. Au départ, le profil est relié à un numéro mobile qui devient sous-jacent et n’apparaît plus directement dans le carnet d’adresses. Par la suite, le numéro peut disparaître complètement. Il suffit d’effleurer la photo de la personne à joindre sur l’interface de l’application du réseau social installée sur son terminal mobile pour être mis en relation sans jamais avoir eu à composer son numéro de téléphone, ni même à le connaître.
Ensuite, le service de réseau social, fort de son pouvoir d’achat collectif, négocie avec les opérateurs l’usage du réseau, cumulant les fonctions de «mobile virtual network operator» – «MVNO» – sur les réseaux traditionnels et d’acheteur de bande passante sur les réseaux Internet (réseaux «IP»). Poids-lourd de l’usage, il achète en gros pour revendre ensuite la prestation de télécommunication à un prix très avantageux à ses utilisateurs tout en conservant la principale part de la marge.
Le réseau social détient alors l’identité numérique et la facturation. Le membre du réseau social est devenu client mobile. Comme pour le client actuel, il bénéficie bien entendu de l’accès au réseau global.
L’opérateur de télécommunications devient alors un fournisseur du réseau social, mis en compétition avec tous les autres opérateurs. L’utilisateur est client du réseau social. Il ne sait pas par quels réseaux et quels opérateurs transite son échange. Il n’a plus de relation directe avec l’opérateur historique du réseau.
L’interface de téléphonie de l’utilisateur devient l’interface de son réseau social et ce dernier se transforme en réseau social de télécommunications.
L’enjeu n’est pas national. Le but est ici de devenir le carnet d’adresses mondial et d’opérer un transfert de marge massif de l’industrie des télécoms vers le réseau social.
Et le cœur de la bataille se situe sur les terminaux mobiles. Il y a 7 milliards d’habitants, 1 milliard de lignes de téléphone, 1.2 milliard de PC, 2 milliards d’internautes et 5 milliards d’abonnés mobile.
Présents par leurs applications dans tous les terminaux mobiles intelligents les réseaux sociaux prennent position. Il est probable aussi que des terminaux avec des fonctions dédiées à l’usage des principaux réseaux sociaux trouveront leur place sur le marché.
Il n’y a pas d’annuaire des téléphones mobiles, ni des emails. Le meilleur moyen de contacter quelqu’un dont on n’a ni le numéro, ni le mail est le réseau social mondial. Il le sera d’autant plus lorsqu’il aura intégré les fonctions de télécommunications.
Par ailleurs, le système téléphonique traditionnel permet, certes, de communiquer avec quiconque doté d’un numéro dont on a connaissance, mais ne permet pas de joindre et de rassembler en masse des relations établies et des inconnus par la création d’un réseau d’échange ad hoc immédiat, instantané et mis à jour en temps réel. Cette fonction de mobilisation virtuelle a démontré sa redoutable efficacité comme accélérateur du Printemps arabe.
Mieux que le téléphone, le réseau social joue un rôle irremplaçable de remailleur de tissu déchiré des relations humaines, comme on le voit actuellement au Japon après la catastrophe du tremblement de terre.
Ainsi le réseau social devient le meilleur moyen d’accès qui, en fonction des préférences des utilisateurs, permet de laisser à un interlocuteur ou plusieurs, connu ou non, un message textuel, sonore, vidéo, d’avoir un accès immédiat ou différé, etc. …
Outre ses accords d’opérateur virtuel, le service pourra également obtenir des opérateurs une commission sur toutes les communications transitant par son application mobile. Et celui qui refusera risquera de priver ses clients de l’usage complet du réseau social comme interface de communication. Bonne chance.
Quelle riposte pour l’industrie des télécommunications ?
Les gestionnaires de réseau n’ont pas forcément la culture de l’Internet et considèrent qu’il leur est préférable de se concentrer sur leur métier de base en augmentant leur part de marché par fusion et acquisition de pairs afin de résister par leur taille à la pression sur les marges. La tendance est aussi de différencier les prestations techniques pour en accroître la valeur ; d’où leurs divergences sur la neutralité des réseaux. De façon plus prospective, ils pensent aussi que, demain, l’essentiel des revenus proviendra du trafic entre machines – qui se destine à devenir prépondérant sur l’Internet mobile -, ôtant au trafic interpersonnel son caractère stratégique actuel.
Certains opérateurs, plus rares, pensent cependant que l’enjeu des télécommunications interpersonnelles est vital et que la relégation en couche prestataire remettrait en cause l’industrie dans ses fondements avant même la montée en puissance du trafic inter-machines. Il leur faut donc investir les réseaux sociaux.
Les tentatives de réseaux sociaux «maison» n’étant généralement pas probantes, les acquisitions ont été privilégiées. C’est ce qu’a fait SK Telecom en Corée qui a repris, voici déjà quelques années, «CyWorld» et Telefónica en Espagne qui a récemment acheté «Tuenti».
Ce qui est certain, c’est qu’un service de réseau social est en soi une interface de télécommunications. Ce qui émerge aujourd’hui, également, c’est l’émancipation à l’égard du numéro de téléphone mobile. Grâce à «FaceTime» d’Apple, deux utilisateurs d’ «iPod Touch» ou d’«iPad 2», peuvent converser en vidéo sans avoir eu à échanger leurs numéros de téléphone. Et c’est sans parler du succès mondial de «Skype» …
Prolongeant cette compétition, un des territoires de l’affrontement des télécommunications avec les réseaux sociaux est la certification de l’identité.
Sur un réseau social à identité réelle, rien ne me prouve que je sois en contact avec la vraie personne représentée sur le profil. Il est fréquent que sur «Facebook» des imposteurs prennent l’identité de tiers pour dialoguer avec leurs amis et siphonner toute sorte d’informations utiles pour une enquête de renseignement industriel, de divorce, de police, ou de curiosité malsaine. Cette usurpation s’étend à toutes les escroqueries que permet la connaissance d’autrui à son insu.
La faille des réseaux sociaux sous identité réelle et la falsifiabilité de l’identité.
L’État est le détenteur final de l’identité, une fonction qui manque aux réseaux sociaux. Les palliatifs sont le numéro de carte de crédit ou le numéro de téléphone. On voit bien ici la convergence de territoire et d’intérêts de ces trois acteurs : banques, télécoms et réseaux sociaux.
Les mutations télécom et bancaire ne concernent pas que «Facebook», même s’il en est potentiellement l’acteur majeur. Les réseaux différenciés sont aussi partie prenante de cette évolution, car, ainsi, ils serviront mieux leurs publics spécifiques par l’intégration de la banque, du téléphone mobile et du réseau social en une offre adaptée.
La quatrième fonction : la simulation du réel.
Cette fonction est d’apparence la plus ésotérique, mais peut-être la plus rémunératrice : le simulateur du réel. Le principe du simulateur est la constitution d’un modèle informatique virtuel et dynamique qui tente de reproduire puis d’anticiper la réalité. La simulation se réajuste constamment par rapport aux données réelles et accroît ainsi sa capacité prédictive. L’idée est d’utiliser toutes les données du réseau social pour anticiper ce qui va se produire à t + 1, exactement comme avec les simulations météo, mais ici avec la société humaine.
Le moteur de recherche Google a pu ainsi suivre la progression de la grippe en fonction des termes de recherche employés par les utilisateurs sur tous les territoires.
Un groupe international de scientifiques travaille actuellement sur le «Living Earth Simulator» destiné à intégrer toutes les données du réel provenant de toutes les sources possibles afin de modéliser l’activité humaine.
Pour un réseau social, cela signifie corréler l’immense quantité de données dont il dispose avec les marchés boursiers. D’ores et déjà, Derwent Capital Markets propose d’investir en fonction des messages publiés sur le service de micro-blogging «Twitter». À l’origine de cette démarche, on trouve les travaux de scientifiques des universités de Manchester et d’Indiana qui ont réussi à prédire les hausses et baisses de l’indice Dow Jones Industrial Average avec un taux de succès de 87.6 %, grâce aux tweets …
Cette faculté prédictive est à mettre en relation avec le rôle joué désormais par les machines dans les transactions boursières qui en gère, selon les experts, plus de 70 % du volume. Cette gestion ultra-rapide par algorithme a besoin de se nourrir de données en temps réel. Dow Jones vient, à cette fin, de lancer un service d’informations boursières : «Lexicon», utilisable par les machines.
Cette modélisation par injection massive de data correspond à la manière actuelle de fonctionner des machines qui n’est pas celle des humains. Au lieu d’établir des raisonnements, la machine utilise des algorithmes probabilistes qui sont appliqués à d’énormes quantités de données. En clair, cela veut dire que la machine ne cherche pas la logique, mais l’émulation : en examinant des données, la machine établit des relations de probabilité entre elles. La machine découvre par exemple que si l’évènement «A» a lieu, l’évènement «B» à trois fois plus de chance d’avoir lieu que l’évènement «C». La machine n’a aucune compréhension de la causalité des faits, mais déduit de cette corrélation leurs chances respectives de se produire à l’avenir.
Ces algorithmes empiriques sont ensuite combinés à d’autres par un processus d’assemblage génétique et de sélection virtuelles par compétition afin de produire les algorithmes les plus performants. On comprend alors, l’immense intérêt de la somme de données collectées à chaque instant sur les réseaux sociaux dès lors qu’elles sont introduites dans des machines transactionnelles fonctionnant sur ces algorithmes probabilistes et évolutifs.
Cette combinaison réseaux sociaux-marchés financiers est une révolution. Elle est applicable à l’économie tout entière. L’anticipation est une clef des entreprises dans leurs allocations de ressources, la distribution de leurs produits, leurs orientations stratégiques. Les gains de productivité permis par ces outils de simulation sont considérables.
L’accès à ces informations devient un enjeu stratégique, un levier indispensable de compétitivité et, pour les États, une question de souveraineté numérique. Peut-on imaginer que les données de simulation de comportement d’un pays entier soient monopolisées dans les machines d’une nation concurrente ? Croit-on que leurs acteurs d’intelligence économique publics et privés n’y auront pas accès à leur avantage ? Nous n’en mesurons pas l’impact.
Les services de réseaux sociaux sur Internet sont des entreprises récentes, la plupart ont moins de dix ans ; ce sont des services en devenir dont chacun peut imaginer le potentiel. Voilà ce qui explique leur rôle clef demain, comme déjà aujourd’hui.
Pierre Bellanger
21/03/MMXI
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