Bruno Ricard (Les Relocalisateurs) : « Le risque de déserts médiatiques en France est réel »
INTERVIEW DU LUNDI. En seulement deux ans, l’association Les Relocalisateurs s’est imposée comme un acteur incontournable dans la défense des médias locaux et nationaux face à la domination croissante des GAFA. À l’heure où les investissements publicitaires basculent massivement vers les plateformes internationales, Bruno Ricard, président de l’association depuis quelques mois, tire la sonnette d’alarme. Dans cet entretien à The Media Leader, il dévoile les enjeux cruciaux pour l’avenir de la diversité médiatique en France et la menace de l’apparition de « déserts médiatiques », tout en évoquant les solutions pour soutenir une économie publicitaire plus locale et responsable. L’association organise une grande matinée de conférence le 5 novembre prochain.
The Media Leader : Vous avez été élu à la présidence des Relocalisateurs il y a quelques mois, et l’association fête aujourd’hui ses deux ans. Quel bilan pouvez-vous tirer de ces premières années ?
Bruno Ricard : Le bilan est très positif. En seulement deux ans, nous avons acquis une notoriété solide dans l’écosystème publicitaire. Au-delà de cette visibilité, notre originalité a été perçue et bien positionnée. Aujourd’hui, nous sommes régulièrement sollicités pour intervenir sur des sujets qui sont au cœur de nos missions, notamment les perspectives publicitaires et la manière dont les annonceurs arbitrent leurs investissements. Pour une association aussi jeune, c’est un succès notable. Ce qui est particulièrement encourageant, c’est que nous sommes désormais une quinzaine d’adhérents actifs, contre cinq fondateurs au départ. Cette croissance reflète l’intérêt croissant pour les enjeux de la diversité des médias, et le besoin de défendre cette pluralité dans un marché en transformation rapide.
TML : La mission première des Relocalisateurs est de promouvoir la diversité des médias locaux. Cet angle évoluera-t-il avec le temps ?
B.R. : Cet angle ne changera pas, car défendre la diversité des médias, qu’ils soient nationaux ou locaux, est le cœur de notre vocation. Nous avons élargi cette définition initiale pour inclure les médias nationaux, car ils sont également confrontés à des défis similaires à ceux des médias locaux dans le paysage global des médias. Ces défis incluent la baisse des revenus publicitaires face à la croissance des plateformes numériques internationales. Notre collectif militant continuera à défendre ces médias et à les aider à créer des outils supplémentaires pour affirmer leur diversité et leur pérennité sur le marché.
Nous croyons fermement que les médias locaux et nationaux peuvent rattraper la valeur que ces plateformes ont su capter, en misant sur la coopération et l’organisation collective.
TML : Vous avez accueilli de nombreux nouveaux adhérents. Comment parvenez-vous à conserver votre agilité et votre vision initiale tout en accueillant ces nouveaux membres ?
B.R. : Nous sommes effectivement passés de cinq membres fondateurs – dont Cospirit, 366, JC Decaux et France Télévisions – à une quinzaine d’adhérents, incluant des acteurs comme Radio France, NRJ, RMC-BFM, CMI, Cityz ou encore Publicis et Dentsu. Cette diversité représente une vraie chance, car elle nous apporte des moyens humains supplémentaires et permet à chacun de contribuer bénévolement à nos missions. Avec cette variété d’acteurs, allant de la télévision à la radio en passant par la presse, le below, le digital et l’outdoor, nous avons pu structurer un collectif qui reste fidèle à sa vision initiale tout en s’ouvrant à de nouveaux défis. Cela nous permet de rester agiles et de renforcer notre capacité d’action.
TML : Le marché publicitaire est aujourd’hui dominé par les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple), qui captent 52 % des investissements publicitaires, principalement dans le digital. Comment les médias locaux et nationaux peuvent-ils lutter contre cette domination ?
B.R. : Il est vrai que les GAFA captent une part croissante du marché publicitaire digital, notamment aux États-Unis où leur part de marché dépasse parfois les 60 %. En France, ces acteurs captent la majorité de la croissance et bientôt 50 % des investissements publicitaires, ce qui réduit la place des médias locaux et nationaux. Cette cette situation n’est pas inéluctable. Nous croyons fermement que les médias locaux et nationaux peuvent rattraper la valeur que ces plateformes ont su capter, en misant sur la coopération et l’organisation collective. Cela passe par des regroupements commerciaux et capitalistiques, mais aussi par la mise en place de critères de responsabilité dans les arbitrages publicitaires des annonceurs. Les médias locaux peuvent jouer sur leur proximité, leur ancrage territorial, leur efficacité surtout et leur contribution à l’économie locale pour convaincre les annonceurs d’investir davantage dans leurs espaces.
TML : Vous parlez de regroupements nécessaires. Pensez-vous que la consolidation des médias, à l’instar des tentatives avortées entre TF1 et M6, soit une solution ?
B.R. : Je ne parlerais pas spécifiquement de consolidation des médias, même si cela peut être une option. Je pense surtout que la consolidation doit se faire au niveau des régies publicitaires. L’enjeu de la taille et du poids des régies est crucial pour pouvoir dégager des investissements et rester compétitifs face aux grandes plateformes internationales. Aujourd’hui, les régies doivent pouvoir rivaliser en termes de volume, de capacité d’investissement technologique, et de mise à disposition d’inventaires publicitaires. Sans cela, elles auront du mal à faire face à des géants comme Google ou Facebook, qui ont déjà optimisé leur UX (expérience utilisateur) et leur connectivité pour faciliter l’accès à leurs inventaires.
Notre rôle, en tant que Relocalisateurs, est de démontrer l’efficacité des médias locaux et nationaux.
TML : Aux États-Unis, certains territoires se retrouvent sans médias locaux, ce qui a entraîné une désaffection des citoyens envers la politique et un recul de la participation démocratique. Est-ce un risque pour la France ?
B.R. : C’est une question cruciale. Aux États-Unis, environ 2 000 journaux locaux ont disparu depuis 2008, notamment après la crise des subprimes. Cela a créé des « news deserts », des comtés entiers sans aucune couverture médiatique locale. Des études menées par l’Université de Caroline du Nord ont montré que l’absence de médias locaux dans ces régions a entraîné une baisse significative de la participation électorale et une polarisation accrue des opinions politiques, principalement alimentées par les réseaux sociaux. En France, nous ne sommes pas encore dans cette situation, car il existe toujours une couverture médiatique dans la plupart des territoires. Mais la question de la pérennité des médias locaux se pose, notamment face aux mutations du marché publicitaire. Si les investissements continuent de basculer vers les plateformes internationales, nous pourrions à terme voir apparaître des « déserts médiatiques » en France. C’est pourquoi il est essentiel de préserver une économie publicitaire locale et nationale, pour garantir la survie de nos médias et, par extension, la vitalité démocratique.
Selon notre étude, chaque 100 euros investis dans les médias locaux génère un effet de levier significatif sur l’emploi et le PIB par rapport à un investissement équivalent dans les plateformes internationales.
TML : Les agences médias et les annonceurs jouent un rôle clé dans cette équation. Comment peuvent-ils contribuer au financement des médias locaux sans pour autant sacrifier l’efficacité de leurs campagnes ?
B.R. : Il est évident que les annonceurs ne sont pas des mécènes, et que leur priorité reste l’efficacité de leurs campagnes. Cependant, il existe de nombreuses alternatives en France, avec des arbitrages possibles entre différents moyens de communication. Nous publierons d’ailleurs prochainement un livre blanc qui recensera les meilleures pratiques en matière d’utilisation efficace des médias locaux. Notre rôle, en tant que Relocalisateurs, est de démontrer l’efficacité des médias locaux et nationaux, pour qu’à performances égales, les annonceurs puissent choisir d’investir en fonction de nouveaux critères de responsabilité, comme ils le font aujourd’hui, par exemple, sur des critères de responsabilité environnementale.
TML : Le 5 novembre, vous organisez un grand événement à la Maison de la Radio pour discuter de ces enjeux. Qu’attendez-vous de cette rencontre ?
B.R. : Ce sera une occasion majeure de réunir les acteurs du secteur autour des enjeux des médias locaux et nationaux. Il s’inscrit dans le cadre de nos trois piliers d’action : démontrer l’efficacité des médias locaux, rappeler leur rôle fondamental dans la préservation d’une société démocratique, et souligner leur contribution à l’économie. Lors de cet événement, nous dévoilerons les résultats d’une étude que nous avons lancée avec l’économiste Bruno Coquet, qui met en lumière les bénéfices substantiels d’un investissement publicitaire dans les médias locaux. Selon cette étude, chaque 100 euros investis dans les médias locaux génère un effet de levier significatif sur l’emploi et le PIB par rapport à un investissement équivalent dans les plateformes internationales. Nous espérons que cet événement marquera un tournant en sensibilisant les annonceurs et les agences à la nécessité de soutenir une économie locale et durable. En investissant dans les médias locaux, les annonceurs ne défendent pas seulement une part de marché, ils soutiennent également un modèle qui bénéficie économiquement à l’ensemble de la société.
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